POURQUOI T’EN ES-TU PRIS À MOI ?

POURQUOI T’EN ES-TU PRIS À MOI ?

Télérama N° 3702-3703 du mercredi 23 au mardi 29 décembre 2020, pages 26-29

OUVRIR ENTRE COUPABLES ET VICTIMES UN DIALOGUE : TEL EST LE BUT DE LA JUSTICE RESTAURATIVE. MAIS CETTE DÉMARCHE HUMANISTE, ENCORE PEU EXPÉRIMENTÉE EN FRANCE, SE HEURTE À NOMBRE DE RÉSISTANCES.

«Sycomore » ? Il pensait que c’était « un programme comme un autre » au sein de sa prison de Seine-et-Marne. Il s’y est donc inscrit « pour tuer le temps ». Covid oblige, nous l’avons rencontré au milieu des parloirs déserts, dans cet établissement pénitentiaire réservé aux longues peines. Déjà cinq ans qu’il est « tombé » pour braquage et séquestration. Il lui en reste neuf à faire. Sa guitare l’aide à tenir ; « c’est notre culture à nous, les gens du voyage ». Et, à sa grande surprise, le programme « psycomore », comme il dit — ou comme le dit son inconscient ? —, lui a « transpercé le cœur ». Parce que « d’un coup, on comprend le malheur qu’on a fait. On est là, assis face à des victimes qui racontent ce qu’elles ont vécu. Et leur souffrance, on la ressent. Depuis, j’ai changé. La prison, parfois, c’est un mal pour un bien. »
Appliqué dans une trentaine de pays et pour la première fois en France l’an dernier, Sycomore n’est que l’un des innombrables modus operandi de la justice restaurative. Oui peut se résumer ainsi : mettre en situation de se rencontrer des « infracteurs », selon le terme consacré (en clair, des coupables ou des inculpés), et des personnes victimes — de vol, de violence routière, de viol… ou même du meurtre d’un proche. Ce type de justice se déroule en milieu fermé ou ouvert, en amont comme en aval d’un procès, que les protagonistes soient liés par une seule et même affaire ou qu’ils aient juste vécu des faits similaires — lorsqu’une rencontre entre l’auteur et « sa » victime n’est pas envisageable ou pas souhaitée. Dans tous les cas, elle repose sur le volontariat. « Le but est de permettre aux uns et aux autres de se parler, pour que chacun puisse reconnaître en l’autre une part d’humanité. Celle-là même qu’infracteurs et victimes ont en commun, mais que souvent ils se dénient ou simplement ignorent, explique Yannick Le Meur, le directeur du Service pénitentiaire d’insertion et de probation (Spip) de Seine-et-Marne, qui a le premier mis en place Sycomore dans un établissement francilien. Il y a un avant et un après, car pour les uns comme pour les autres c’est le seul moyen de se reconstruire, et pour la société tout entière d’aller vers plus d’apaisement : un jour ou l’autre, même si elle a tendance à l’oublier, les détenus sortent de prison… »
« Restaurative », issu du verbe latin « restaurare »: « rebâtir, refaire, réparer ». Il s’agit donc de restaurer les gens en créant des liens qu’une infraction avait d’emblée brisés. Les modalités d’application sont toujours encadrées et sécurisées par un personnel dûment formé, provenant autant de l’administration pénitentiaire que de la société civile, qui fait office de « médiatrice ». Si la justice restaurative ne discute pas les décisions des tribunaux ni ne cherche à les influencer, elle tend de plus en plus à les intégrer et à les compléter. « Les systèmes judiciaires classiques, confrontés à leurs limites, reconnaissent partout sa pertinence, du Brésil à l’Iran en passant par le Cambodge », constate la criminologue belge Estelle Zinsstag, cofondatrice en 2012 de la revue Restorative Justice : an International Journal 1. Car, bien plus que d’une procédure, il s’agit d’une vision : celle d’une justice « qui inclut au lieu d’exclure », souligne le pasteur Brice Deymié. Aumônier national des prisons pour la Fédération protestante de France, il fréquente depuis onze ans au quotidien des détenus — dont il est si proche qu’il a les clés des cellules. « Je constate chaque jour l’absolue nécessité de cette démarche, indépendamment de toute pensée religieuse : la justice restaurative n’est pas une histoire de “pardon” ni de “rédemption”, mais d’humanité. Nos prisons ne sont pas remplies de psychopathes incurables — qui représentent 1% de leur population —, mais surtout de jeunes. »
C’est dans des cercles protestants américains qu’a été formulé ce concept, dans la deuxième moitié des années 1970, avant de s’étendre à d’autres pays anglo-saxons — Nouvelle-Zélande, Australie, Canada, Royaume-Uni. Il s’est ensuite laïcisé, dans le monde entier. Or, cette justice ne correspond-elle pas aux méthodes ancestrales de règlement des conflits qu’utilisaient les sociétés autochtones ? Jusqu’à ce que des systèmes judiciaires étatiques, destinés à asseoir le pouvoir politique de nouveaux souverains, prennent le pas sur elles. Il reste qu’en France la justice restaurative rencontre encore de nombreuses résistances idéologiques, tant au niveau des institutions que de la société. La première expérience, menée en 2010 dans la maison centrale de Poissy à l’initiative du directeur du Spip des Yvelines de l’époque, François Goetz, ne fut pas généralisée… La faute à « notre État au pouvoir ultra-centralisé, qui laisse bien peu de place à sa société civile »? interroge le magistrat et essayiste Denis Salas, auteur de La Volonté de punir (éd. Fayard) et de La Foule innocente (éd. Desclée de Brouwer). « En tout cas, le sujet dérange. On est tellement habitué à opposer les victimes innocentes et les salauds coupables qu’on assimile le restauratif à de l’angélisme, alors qu’il se “contente” — mais tout est là — de dépasser ce clivage. Il a toute sa place au sein de notre justice, y compris dans les cas du terrorisme. On l’a vu encore récemment, après l’attaque du Bataclan, avec le dialogue qu’ont publié le père de l’une des victimes et celui d’un terroriste tué 2. Dans leur quête de vérité, les proches aspirent aussi à la démarche. »

Les familles des protagonistes peuvent en effet être associées à certains dispositifs. « Les victimes, directes ou indirectes, restent les premières demandeuses », assure Olivia Mons, la porte-parole de France Victimes, une fédération nationale d’associations. C’est elle, en sensibilisant à ces questions l’ex-garde des Sceaux Christiane Taubira, qui fut à l’origine de la loi du 15 août 2014, laquelle inscrit la justice restaurative dans notre système judiciaire. Mais, dans les faits, qui en connaît seulement l’existence ? « Il existe, même chez nos juristes, un défaut d’information sur ce sujet. Nous sommes en train d’y remédier », assure le criminologue Robert Cario, fondateur en 2013 de l’Institut français pour la justice restaurative (IFJR) 3. Grâce à cet organisme, cent trente démarches ont pu être menées à ce jour. « Le besoin en est criant !, poursuit Olivia Mons. Presque toujours, le procès pénal ne suffit pas aux victimes. Théâtre destiné à rendre des comptes à la société, dont la loi a été enfreinte, il ne fait qu’évaluer le montant de leur indemnisation, mais ne répond pas à leurs questions. Or, ce qu’elles veulent avant tout, c’est comprendre : “Pourquoi ? Pourquoi moi ?” Il n’y a que dans la confidentialité d’un dispositif de justice restaurative qu’elles peuvent trouver la réponse, même si souvent cette réponse n’existe finalement pas, l’auteur ne l’ayant pas lui-même. Mais du moins le savent- elles. » Cette question du « Pourquoi ?», les personnes infractrices, qui souvent se perçoivent d’abord comme victimes, se la posent donc aussi. Et, dans notre pays où la science criminologique moderne, qui étudie les causes — sociologiques, anthropologiques, etc. — d’un passage à l’acte, n’est pas reconnue (et donc non enseignée), personne ne peut les aider à y répondre. « C’est aussi là que la justice restaurative montre toute sa pertinence, affirme Laurent Ridel, directeur interrégional des services pénitentiaires d’Île- de-France, qui entend étendre Sycomore à tout le département dès l’an prochain. J’assume la dimension répressive de mes fonctions. Mais en aidant des infracteurs à verbaliser leurs émotions, la justice restaurative leur permet non seulement de comprendre les raisons de leurs actes, mais aussi le sens de leur peine. Les bénéfices en sont réels pour la société : le taux de récidive, à la sortie, est fortement réduit.»

C’est dans les prisons de Londres, à l’occasion d’un voyage d’observation en 2018, qu’il a été con vaincu par le programme, appliqué en Angleterre depuis 1998. «En trente-cinq ans d’expérience, je n’avais encore jamais rien vu d’aussi bouleversant : des caïds de la drogue se décomposant face à la douleur de parents venus témoigner de la perte de leur enfant mort d’une overdose… » Depuis, Sycomore a été importé avec le soutien de l’association À cœur ouvert 4, qui forme des médiateurs bénévoles. Et, l’an dernier, dans ce cadre, ayant eu le courage de franchir pour la première fois les murs d’une prison — l’établissement de Seine-et-Marne réservé aux longues peines —, des victimes sont allées témoigner. Tel Bernard, employé de banque aujourd’hui retraité, et qui a subi cinq braquages au cours de sa vie, à Paris. Ou Martine, dont le fils, étudiant, fut absurdement tué à bout portant, en 2009, par un videur de boîte de nuit. Eux aussi ont été « frappés » par la prise de conscience manifestée par les détenus rencontrés. Ils se souviennent, en particulier, de l’émouvante chanson de repentance qu’un jeune gitan leur avait jouée à la guitare. « De cela, disent- ils tous deux, nous pouvons témoigner auprès de la société. Cette humanité, nous l’avons vue de nos yeux. »• ■
par Lorraine Rossignol

(1) Devenue en 2018 The Internatio­nal Journal of Restorative Justice (sur www.elevenjournals.com). (retour au texte1)

(2) Il nous reste les mots. Une le­çon de tolérance et de rési­lience, de Georges Salines et Azdyne Amimour, éd. Robert Laffont, 2020. (retour au texte)

(3) Et auteur de La Justice restaurative en France. Une utopie créatrice et rationnelle, éd. L’Harmattan, 2020. (retour 1au texte)
2020.

(4) Son site : justice-restaurative.fr (retour 1au texte)

Télérama N° 3702-3703 du mercredi 23 au mardi 29 décembre 2020, pages 26-29

Les commentaires sont clos.